Agusti Bartra

Témoignages

Ville de la défaite

Ecrivain et poète catalan, Agustí Bartra (1908-1982) entre en France le 8 février 1939 par le col de Boet. Il sera interné durant six mois d’abord dans le camp de Saint-Cyprien (dont il parvient à s’enfuir au bout de quelques jours) puis à Argelès et à Agde avant de rejoindre Paris où il rencontre la journaliste Anna Murià qui deviendra sa femme. Le couple s’exile au Mexique en 1941 via Saint-Domingue et La Havane. Agustí Bartra décrit alors son expérience concentrationnaire dans un roman autobiographique qui sort en 1942 sous le titre de Xabola [Cabane] et qui sera remanié et réédité à plusieurs reprises. Sa version définitive est désormais traduite en français grâce à Bernard Sicot.

Un mois auparavant, la plage d’Argelès était déserte. Les mouettes volaient joyeusement dans son ciel et le sable, sans traces de pas, était comme une ceinture d’or entre l’eau bleue et la plaine verte. Mais maintenant s’y étendait une ville de cent mille habitants.

Les villes des hommes naissent lentement. Les anciens chemins peu à peu se transforment en rues, un champ ou une aire de battage peuvent devenir une place. Les années s’écoulent et les pierres s’élèvent progressivement. Auprès, peut-être y a-t-il une rivière, peut-être une montagne étend-elle sa cape d’ombre. Les cloches arrivent et leur voix remplit peu à peu les siècles. Des parents aux enfants se transmet l’amour du toit et du feu assuré dans l’âtre. Le temps se mesure en berceaux et en croix de bois. Il y a des statues qui ont mille ans et des drapeaux qui veulent vivre toujours. Les villes de la terre naissent lentement. Les vents connaissent le crissement des girouettes ; le mur, le baiser diaphane des pluies qui le noircissent. Ô villes étendues sous le brouillard, villes au sommeil pesant qui s’éveillent en souriant quand le printemps les couronne d’oiseaux et qu’elles se dressent couvertes de lambeaux de soleil. Villes aux ponts et aux fleurs et aux nids qui chantent sous les étoiles leur joie facile de vivre près de la mer. Villes assises et tristes, enveloppées de voiles de fumée et qui écoutent le battement terrible de leurs cœurs. Les villes du monde sont la victoire des sillons et des fruits, de la volonté et du rêve des générations, d’un nom qui monte de l’esprit des hommes qui les ont désirées. Mais, celle-là était une ville de la défaite, une ville de brusque naissance…
Un mois auparavant, la plage d’Argelès était déserte. Maintenant la ceinture d’or de la plage avait disparu et les mouettes se faisaient rares.Ville de la défaite. Avoir été vaincu n’était pas suffisant. Il n’y a pas de bois. Mais il faut faire quelque chose contre les jours de vent et les nuits froides. Avec quatre ou cinq couvertures il est possible de bâtir une cabane, si les roselières n’ont pas été rasées. Qu’importe que le toit des cabanes soit si bas qu’on ne peut s’y tenir qu’étendu ou assis ! Il fait froid, le vent souffle. Pourvu qu’il ne pleuve pas ! Là, dedans, ramassés sur eux-mêmes ou blottis les uns contre les autres, ils se sentent plus ou moins protégés. Pourvu qu’il ne pleuve pas ! Le sable n’a pas besoin d’eau. Le sable n’a rien à échanger. Le sable n’est pas comme la terre qui boit l’eau lentement et, plus tard, l’échange au printemps. Pourvu qu’il ne pleuve pas ! Les couvertures des toits laissent vite passer l’eau et, tant que la pluie durera, on tremblera et on claquera des dents. Le lit de chaque homme, c’est l’empreinte que son corps étendu laisse sur le sable.
Ville de la défaite, fermée aux heures. Le temps ne s’y mesure pas en berceaux ni en croix de bois. On rit les dents serrées, parfois. Certains parlent interminablement, s’enivrent de paroles et du passé ou s’emballent pour un futur chimérique ; d’autres se taisent obstinément et s’occupent à fabriquer des pièces d’échecs avec de la pâte de savon. Un jour, après une averse, l’arc-en-ciel est apparu au-dessus de la ville et, plus d’un, en le voyant, a levé son poing en colère contre cette insulte inutile de la nature. Au Nord, des barbelés ; au Sud, des barbelés ; à l’Ouest, des barbelés. Ah, mais à l’Est il y a la mer !
Ville de la défaite. Chaque jour les arbres s’éloignent un peu plus. On dirait que chaque jour la plaine se retire. Les nuages errants passent rapidement. La mer cache son écume. Ni rires d’enfant ni cris de jeune fille. Faim et misère. Le pain, les rats le goûtent les premiers. Aujourd’hui, des lentilles. On est sale. Demain, des lentilles. Poussière de sable et sueur. Après-demain, des lentilles. Poux, gale, dysenterie. Toujours des lentilles. Où est passée la douce France ? Le sang s’échauffe chez les hommes qui rêvent encore. Ni voix d’orgue ni syllabes de cloches. Personne ne naît. Mais si quelqu’un meurt on le transporte sur un brancard, le visage recouvert d’une couverture. Car, qui ose regarder les traits de son propre crime ? Le Sénégalais claudique et ne sait pas porter son casque. L’ordre doit s’appuyer aussi sur des noirs. Malheur à celui qui toucherait un fils de l’Afrique !
Ville de la défaite. Son histoire ne trouve pas de pierres où se graver. Peut-être que demain il y aura un grand cri lors de la résurrection triomphale des âmes, un rythme épique et triste qui jaillira du poète dont le cœur sera le plus grand. Que faire d’autre que de se taire, maintenant ? La douleur balbutie ; la honte se dissimule. Entre la lumière et les ténèbres, l’espérance baisse la tête. Ville de la défaite. Sable, vent, pluie. Sable sous les ongles, sable dans les cheveux, sable dans les yeux. Mer. Oh ! si l’on pouvait s’éloigner sur l’eau, en flottant ! Dormir bercé par des lunes sous-marines et s’éveiller avec une aurore indestructible sur le front. Vent. Que chacun creuse son propre silence ! Que chacun étouffe la chanson de sa vie ! Il n’y a pas de mouettes. Sable.

Christ aux 200 000 bras, : camp d’Argelès-sur-Mer. Agustí Bartra, préface, traduction et notes de Bernard Sicot, Riveneuve éditions, Paris, 2016, 165p. Avec l’aimable autorisation de Bernard Sicot

Agustí Bartra sur la plage d’Argelès-sur-Mer dans les années 1970

Agustí Bartra sur la plage d’Argelès-sur-Mer dans les années 1970. Photographie Jaume Canyameres.