Vladimir Pozner

Témoignages

VLADMIR POZNER


L’écrivain, journaliste et militant anti-fasciste Vladimir Pozner (1905-1992), délégué par le Comité d’accueil aux intellectuels espagnols présidé par son ami Renaud de Jouvenel, arrive à Perpignan le 23 mars 1939. Il s’apprête à sillonner la région (Ariège, Aude, Pyrénées-Orientales) durant deux mois, afin de sortir des camps les intellectuels qui y sont internés. Nous publions ici un extrait d’une lettre adressée le 29 mars 1939 par Vladimir Pozner à Renaud de Jouvenel  qui évoque le camp d’Argelès-sur-Mer. Cette correspondance est extraite de l’ouvrage « Un pays de barbelés. Dans les camps de réfugiés espagnols, 1939 », édité par Claire Paulhan, à partir des archives de Vladimir Pozner, déposées à l’IMEC en 2002, dans lesquelles se trouvent des notes, courriers, témoignages et photographies sur les visites de l’écrivain dans les camps de concentration français en 1939.

Puis, je pars pour Argelès. La chose la plus terrifiante que j’aie vue, sans excepter Harlem, les slums de Chicago, la zone, voire même la Roumanie. Enfin, tu connais. Je vais voir l’autre Letort, de la part de M. Laporte. Tout à notre disposition, mais légèrement administratif et tatillon. « J’aimerais que vous me fassiez une liste de ceux que vous considérez comme intellectuels. (Pas les commissaires spéciaux.) Et faites-moi donc des formules avec toutes les questions où les réfugiés pourraient répondre. » En s’animant et s’armant d’un crayon : « Nom, prénom, date et lieu de naissance, qualités, fonctions, profession, lieu d’exercice de ladite profession, état de famille... » En extase : « Observations. » Je promets de faire le nécessaire, c’est-à-dire des listes très simplifiées qu’il fera circuler dans les camps.

Visite au colonel Tricotet. Ses ors étant délayés d’argent, je le soupçonne légèrement de n’être que lieutenant-colonel. Enfin, passons. « Que puis-je pour vous, monsieur ? » « Voici, mon colonel » : laïus habituel. « Parfait, tout à fait d’accord, à votre disposition. » Je me retire. On m’adjoint un planton qui, contrairement au règlement, me conduit directement au camion-radio sans passer par les intermédiaires. Je fais appeler dix types dont Neumann. Il se présente au bout d’un moment, derrière la grille. Passablement loqueteux, mal rasé, bon moral. Je le charge de me préparer en douce une liste de tous les intellectuels des Brigades. Je prends ses mesures. Je lui donne 50 francs et un paquet de cigarettes dont en s’excusant il en allume aussitôt une : « Il y a si longtemps que je n’ai pas fumé. »

 Je rentre à Perpignan et passe la soirée avec les Anglais. Conversation très importante que je te raconterai dans une lettre spéciale. Établi un contact très important et obtenu tous les tuyaux intérieurs sur le personnel de leur délégation. Du velours.Aujourd’hui, vais à la préfecture où la plus jolie des deux dactylos laportiennes, c’est-à-dire celle qui ne boite pas, me remet une autorisation de sortie du camp pour Rendueles et un permis de séjour provisoire dans les Pyrénées-Orientales. Vois Laporte, et comme tu ne m’as pas encore répondu au sujet de Enrique Garcia, que j’ai vu le second de ce dernier, hier à Argelès, que Garcia a toujours 39°6 de fièvre et très probablement, une typhoïde, je prie le chef de cabinet d’intervenir. Il m’aiguille sur le Dr Albertin. « Docteur, je viens vous voir de la part de M. Laporte. On nous signale un médecin espagnol, un nommé Enrique Garcia, qui... que... » Lui : « Mais ça dépend du médecin chef du camp. » « Oui, mais, docteur, c’est vous qui avez la haute main. On m’a écrit de Paris au sujet de M. Garcia : plusieurs personnalités s’intéressent à son sort, etc. » (À retenir : On me signale, et : Personnalités. C’est vague, n’engage à rien et imp­ressionne énormément les gens.) Il se charge de téléphoner personnellement au camp et d’obtenir, si nécessaire, le transport de Garcia dans un hôpital.


Vladimir Pozner, Un pays de barbelés, Dans les camps de réfugiés espagnols en France, 1939, édition établie, préfacée et annotée par Alexis Buffet, Editions Claire Paulhan, 2020, 286 pages.